Un matin, dans son manoir des Highlands – la terre de ses ancêtres, où elle est revenue vivre il y a déjà vingt-cinq ans –, Tilda Swinton découvre dans sa boîte mail un scénario de Pedro Almodovar intitulé La Chambre d’à côté (en salle le 8 janvier). Ce n’est pas vraiment une surprise – « Pedro et moi avons une correspondance soutenue par mail, c’est l’un des grands bonheurs de ma vie », explique l’actrice –, mais le message comporte un silence en forme d’énigme.
Dans l’histoire imaginée à partir d’un roman de Sigrid Nunez par l’ex-enfant terrible de la Movida, Martha se sait condamnée par une maladie incurable et veut choisir le moment de sa mort. Elle souhaite avoir son amie Ingrid avec elle au moment fatidique, ou plus exactement dans « la chambre d’à côté ».
Les deux rôles sont aux antipodes – l’une des deux protagonistes s’avance vers la mort en pleine conscience, l’autre est pétrifiée à l’idée de la côtoyer –, mais à aucun moment le message du grand cinéaste espagnol ne précise quel rôle il destine à son amie et interprète.
Un douloureux constat
« J’ai passé une grande partie de ma vie d’adulte dans le rôle d’Ingrid, explique l’actrice. Ma première Martha a été [le cinéaste anglais] Derek Jarman, et j’étais à l’époque exactement comme Ingrid, très effrayée. Par la suite, j’ai accompagné chacun de mes parents. Mon père avait 94 ans, mais il voulait encore vivre avec la même passion, c’était son corps qui lâchait. Quand j’ai osé demander à Pedro quel rôle il voulait que je joue, j’ai été bouleversée par sa réponse. Le fait qu’il me donne le rôle de Martha a été une révélation. Enfin, j’allais pouvoir regarder les choses du point de vue de l’autre ! »
Le sujet de La Chambre d’à côté peut effrayer, rebuter. Il est pourtant le plus fondamental qui soit, souligne Tilda Swinton, qui a songé un temps à suivre une formation d’accompagnatrice en soins palliatifs. « Ce film reflète des conversations que nous avons eues, Pedro et moi, et que tant d’amis ont, pas tant sur le fait de mourir que sur la vie et ce à quoi nous accordons de la valeur. C’est une enquête sur les choses qui comptent vraiment : le rapport que l’on entretient avec les autres, avec l’art, et avec soi-même. Un film sur la vie et sur le triomphe que représente l’autodétermination. En choisissant sa fin, Martha réussit à vivre et à mourir à la fois. »
Et de noter le lien profond qu’entretient cette histoire de deux femmes face à la mort avec Douleur et Gloire (2019), l’autoportrait d’Almodovar en cinéaste fragilisé par des problèmes de santé, hanté par le souvenir de sa mère : « Comme Ève qui sort de la côte d’Adam, La Chambre d’à côté sort de la côte de Douleur et Gloire. »
Pour Martha, comme pour les parents de Tilda Swinton ou pour son mentor Derek Jarman, auteur du légendaire Caravaggio (1986), s’impose un douloureux constat : « Vient un moment où la perspective de vivre est plus difficile que celle de mourir. »
« J’ai offert un calendrier de l’Avent à ma fille, poursuit l’actrice, et ça m’a fait réfléchir, toutes ces petites fenêtres qu’on ouvre… Martha a au contraire le sentiment que les fenêtres se ferment : le moment où on n’éprouve plus le plaisir, celui où on ne peut plus lire ou dormir, où on ne peut plus penser… Martha éprouve douloureusement la fermeture de ces portes. Alors, elle décide de vivre le moment en toute lucidité au lieu de le subir. »
« Une façon d’être au monde qui me convient »
Cette liberté de choisir son destin, c’est l’affaire de toute une vie pour Katherine Matilda Swinton, née dans une famille prestigieuse, dont la lignée remonte au IXe siècle. Famille de militaires – son père, lord John Swinton de Kimmerghame, est major général –, pensionnat, solitude extrême, sensibilité farouche… « Mes parents ont vite compris que je n’épouserais pas un duc », sourit-elle. Condisciple de la future lady Diana sur les bancs du pensionnat, habitée par l’impression très nette d’être différente, elle ressent l’appel d’une vocation artistique.
À l’université de Cambridge, elle étudie la littérature et se destine à l’écriture de poèmes. C’est par amitié qu’elle s’embarque dans le cinéma : une autre camarade de pensionnat, Joanna Hogg, lui demande de tourner dans son film d’études. Trente-cinq ans plus tard, la même Joanna Hogg signe The Souvenir (2019), splendide évocation d’une histoire d’amour pleine d’amertume. Honor Swinton Byrne, la fille de Tilda Swinton, en incarne l’héroïne.
Et puis il y a Derek Jarman, figure essentielle de l’avant-garde britannique des années 1980, personnage intrépide qui bricole des films sur le Caravage ou Jésus sans le moindre financement et met au-dessus de tout la liberté de créer, jusqu’à ce que le sida l’emporte.
« Créer, manifester, être solidaire, en communauté… Je porte avec moi toutes ces valeurs, s’enthousiasme l’actrice, et cela fait quarante ans que, grâce à Derek, j’ai trouvé une façon d’être au monde qui me convient. Une façon où toute mon étrangeté peut s’exprimer. Derek utilisait le Super 8 pour filmer quand il voulait, ce qu’il voulait. Aujourd’hui, les jeunes peuvent faire ça avec un téléphone portable. Quand je parle à cette jeune génération, je leur dis de voir ses films, de retenir cette leçon. Il faut oser, ne pas se soucier de budget ou de réputation, mais créer, toujours créer. »
« La vie et l’art sont profondément liés »
Est-ce son androgynie naturelle ? La finesse translucide de sa peau ? Son goût de l’esthétique, qui la porte aussi bien vers Chanel que vers Martin Margiela ? Tilda Swinton est une muse malgré elle, toujours poétesse en secret – « en moi-même, je me vois toujours comme une écrivaine, et je parle beaucoup d’écriture avec Pedro » –, mais dont la présence à l’écran reste indispensable aussi bien pour les frères Coen que pour Wes Anderson, Luca Guadagnino – qui lui a fait jouer un triple rôle, dont celui d’un vieux monsieur allemand dans Suspiria ou Jim Jarmusch.
« Le seul point commun à tous mes films, même les plus hollywoodiens comme [la série] Le Monde de Narnia, remarque-t-elle, c’est l’importance du langage visuel. Longtemps, tous les cinéastes pour qui je travaillais étaient également peintres, ce n’est pas un hasard. »À LIRE AUSSI Pedro Almodovar, star inattendue de la rentrée littéraire : « Je suis un écrivain frustré »
C’est du reste avec un peintre, John Byrne (disparu en 2023), qu’elle a eu ses jumeaux, Honor et Xavier, 27 ans, et avec un artiste allemand, Sandro Kopp, qu’elle partage aujourd’hui sa vie. « Pour moi, la vie et l’art sont profondément liés, j’ai appris ça avec Derek Jarman, dont Pedro Almodovar est une sorte de cousin, une figure d’avant-garde aussi, un créateur majeur, poursuit Tilda Swinton. Dans les deux cas, il faut un accord profond sur une langue commune, c’est mon exigence principale. » La question de la langue est bien sûr au cœur de La Chambre d’à côté, puisqu’il s’agit du premier long-métrage en anglais – après La Voix humaine et Strange Way of Life, deux moyens-métrages – du plus espagnol des cinéastes.
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« Il est le premier à reconnaître qu’il ne parle pas anglais couramment, et en plus il n’entend pas très bien, raconte la comédienne. Mais Pedro écoute la musique de la langue et réagit à l’émotion. Dans ce film-ci, qui n’appartient pas à sa veine baroque, l’émotion est d’autant plus intense que le sujet est simple, ça parle de la réalité. J’aime dire qu’il écrit en talons hauts, c’est-à-dire qu’il élève ce dont il parle. » Et oui, même si elle n’en porte pas souvent – parce qu’elle mesure 1,80 m, et qu’il vaut mieux être en bottes pour parcourir la lande écossaise –, Tilda Swinton est, elle aussi, une actrice en talons hauts.
« La Chambre d’à côté » ✭✭✭✭✭
Inspiré par un passage clé du beau roman de Sigrid Nunez Quel est donc ton tourment ? (Stock, 2023), Pedro Almodovar a imaginé l’histoire de Martha (Tilda Swinton), une photojournaliste qui souffre d’un cancer incurable, et d’Ingrid (Julianne Moore), son amie de jeunesse un peu perdue de vue. La première demande à la seconde de l’accompagner dans les derniers instants d’une mort programmée. Ce pourrait être lugubre, c’est tout le contraire : lumineux, profond, habité par la seule question qui compte vraiment, celle de ce qui fait le prix de la vie. Le jury de la dernière Mostra de Venise a récompensé cette méditation inoubliable à la hauteur de sa beauté en lui décernant le lion d’or.
De Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… En salle le 8 janvier 2025.
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