En 1992, l’année où Agnès de Sacy sort de la Femis, la chaîne Arte propose à certains étudiants de la prestigieuse école de cinéma d’imaginer des courts-métrages sur le thème « filmer ses parents ». La jeune fille, très cinéphile, plutôt réservée, fait partie de la dizaine d’étudiants qui s’emparent du sujet.
Sans doute parce que ses parents ont divorcé il y a longtemps, n’ont plus aucun contact et qu’elle s’interroge sur ce que fut leur lien, elle décide de questionner chacun sur le moment fondateur qui fait partie de la légende familiale : celui de leur rencontre.
« C’est fou à quoi ça tient la vie, s’étonne encore Agnès de Sacy, plus de trente ans après. Si je n’avais pas participé à cette commande, je n’aurais pas réalisé ce court-métrage qui, quand mes parents l’ont vu, a fait réapparaître leur amour. Cet amour qui était sous des couches de poussière mais toujours intact, toujours vivant. » Chacun est « bouleversé par la parole de l’autre », une correspondance s’ensuit… et le rapprochement s’achève, comme dans un film hollywoodien des années 1930, par un remariage.
Autobiographie imaginaire
Agnès de Sacy, la fille unique de leur grand amour, devient ensuite une scénariste prolifique, particulièrement douée pour tisser une matière autobiographique… celle des autres. Elle cosigne par exemple, avec Noémie Lvovsky et la réalisatrice, tous les films de Valeria Bruni Tedeschi, en commençant par le très réussi Il est plus facile pour un chameau… (2003) où la célèbre famille italienne se donne à voir dans toutes ses fêlures.
« On partait toujours du vécu de Valeria, se remémore la scénariste, et le grand enjeu du travail de scénario était de trouver la distance juste, de dénarcissiser, d’introduire du romanesque jusqu’à ce que ça devienne un récit de fiction. Valeria parle d’autobiographie imaginaire, c’est une expression très juste. »
À LIRE AUSSI Valeria Bruni Tedeschi : « Le cinéma me permet de convoquer les morts » Il faut un double déclic pour qu’Agnès de Sacy – également scénariste de succès comme Les Jeunes Amants de Carine Tardieu (2022) ou le biopic de Florence Arthaud Flo (2023) – se décide à écrire La Fille d’un grand amour, le film qu’elle a également réalisé et qui sort mercredi 8 janvier sur les écrans avec Isabelle Carré et François Damiens dans le rôle d’Ana et Yves, un couple inspiré de ses parents. D’abord, la demande du producteur Philippe Godeau, puis, alors que l’écriture patine, une conversation décisive.
Un homme empêché
« À l’hiver 2022, je me retrouve avec mon père, raconte Agnès de Sacy, et il me raconte une pièce essentielle du puzzle : le jeune homme de 17 ans qu’il a été, le désir pour les hommes qu’il ressentait et son immense solitude. Il n’a osé se confier qu’à une seule personne : un médecin, qui lui a parlé de son homosexualité comme d’une maladie à guérir. La scène est dans le film. Et là, je lui demande pourquoi il me raconte tout ça… “Pour que tu en fasses le récit”, répond-il. »
Ce lourd secret explique pourquoi la réalisatrice a choisi de situer l’histoire à l’époque où elle s’est vraiment déroulée au lieu de la moderniser : « L’histoire profonde de mon père, c’est celle d’un homme empêché dans sa sexualité parce qu’il appartient à cette génération-là. Il est jeune homme dans les années 1950 et le message que lui envoie la société l’oblige à rester clivé. »
Toute l’originalité et la beauté du film tiennent à ce que le mariage d’Yves et d’Ana n’est pas pour autant une union de façade. « Il y a une vraie histoire d’amour entre eux. Ils sont sur une ligne de crête entre cet amour unique dans leur existence et une sexualité qui est dissociée. »
Enchantement amoureux
Merveilleusement incarnés par deux comédiens d’une grande subtilité, les personnages d’Yves et Ana – ces « deux grands écorchés, cabossés de la vie » – se détachent finalement du modèle originel pour devenir un couple de cinéma vibrant : « Il fallait dépasser la simple histoire familiale, raconter quelque chose de plus ample », souligne Agnès de Sacy qui cosigne le scénario avec Michel Spinosa.
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De même, la référence aux comédies de remariage comme Cette sacrée vérité (1937) ou La Dame du vendredi (1940), les objets de réflexion du philosophe Stanley Cavell, ne permet pas seulement une virtuosité du récit : « Une comédie du remariage, c’est une histoire d’amour qui se joue sur deux temporalités. Les personnages sont chargés d’un passé et les obstacles à leurs retrouvailles sont liés à ce passé. On n’est pas dans l’émerveillement, la cristallisation du premier amour mais dans un amour d’une grande profondeur qui doit surmonter des obstacles intérieurs. »
À LIRE AUSSI Werner Herzog : « Ce que j’aime raconter me pousse vers les extrêmes » Tourné dans la maison parentale, dans les paysages splendides des Pyrénées-Orientales, La Fille d’un grand amour émeut par sa profondeur émotionnelle autant que par sa dimension intime. « Mon père n’a pas vu le film, il est mort avant. C’est douloureux ou en tout cas complexe à vivre. C’est comme une lettre qui a perdu son destinataire », confie Agnès de Sacy émue, lors des rencontres avec les spectateurs autour d’avant-premières du film, de la résonance que prend son histoire pour beaucoup. Signe que le basculement dans la fiction est advenu et que le singulier est devenu universel.